mardi 29 décembre 2009

Chronique dont vous êtes le héros: La vie selon P. (épisode 4)


P. emménagea donc dans un petit bureau au deuxième étage de la tour C avec fenêtres, muni d’une vieille télévision et d’un lecteur vidéo désuet. Même s'il s'agissait d'un exercice d'humilité après un passage dans les sommets de la Tour A, il se consolait en se rappelant qu'il avait évité de peu les affres du cubicule!

Il retrouvait plusieurs collègues qu'il avait jadis connus: Keith, ami personnel de la Reine Élizabeth qui cachait une photo de la souveraine derrière la porte de son bureau pour ne pas échauffer l'esprit antimonarchiste des vils républicains qui fourmillaient dans les corridors du ministère; Simon, vétéran de l’équipe qui appréciait particulièrement les longues conversations autant avec ses collègues qu'avec les journalistes qui le consultaient volontiers dans une ère de mutisme généralisé; Isabelle, ancienne attachée de presse du premier ministre sous un autre gouvernement.

On avait attribué à P. les dossiers de l'Amérique latine, qui lui assuraient des appels nocturnes du zélé et probablement insomniaque Jorge Barrera de l’agence Canwest; les nations unies qui compensaient d’une certaine façon parce que Steven Edwards, un habitué, était au moins plus agréable que son collègue; la Francophonie lui imposait des réunions impromptues avec Muriel, son homologue de la direction sœur BCF (direction des stratégies de communication), sur des produits qui ne suscitaient pas chez lui beaucoup d’enthousiasme; et enfin le portefeuille fourre-tout de la sécurité qui générait un intérêt particulier chez les étudiants en journalisme de Carleton. Ils téléphonaient régulièrement dans l’espoir d’obtenir des informations controversées sur les mines anti-personnel ou la politique nucléaire du Canada.

Tout s'annonçait donc pour le mieux. P. nageait dans l’univers de la décence : le salaire, les conditions d'emploi, les collègues, les patrons, la description de tâches. Quiconque s’entendrait pour dire qu’il s’en était sorti honorablement.

Ses compagnons de l'époque politique s'étaient décimés. Sa vie sociale en avait quelque peu souffert, mais il continuait à faire la navette entre Ottawa et Montréal – ce qui le divertissait vaguement – faute de voyages impromptus comme par le passé. Le quotidien amenait invariablement son lot d’appels de journalistes plus ou mois sympathiques, de questions plus ou moins pertinentes dont il ne pouvait plus se débarrasser en les transférant aux fonctionnaires du ministère, sa somme d’approbations, de formulaires à remplir, de réunions auxquelles assistées, sans la perspective de fuir en Challenger comme à la belle époque.

Pour certains, P. pourrait sembler fataliste. D’autres le considéreraient réaliste. Il avait conclu une forme d’accommodement raisonnable avec lui-même. Une vie somme toute acceptable, sans grand drame ni grande souffrance.

Parfois, le soir à l’heure de se coucher il avait un vague sentiment de lassitude et une lourdeur à l’estomac, mais le matin il avait immanquablement le sourire aux lèvres et la verve facile pour s’entretenir avec son voisin de bureau, un thé vert à la main.

Dans la chronique 5, P. choisit plutôt une indemnité de départ. Si vous souhaitez absolument poursuivre une carrière dans la fonction publique, il vous faudra attendre la chronique 13.

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